Une gestion à la dérive ?!
Ça suintait, depuis quelques temps : une histoire, plutôt surréaliste, d’installation d’un « bar à chicha[1] », au sein de l’hôtel d’activités « Cap St-Ouen »[2] bordé par les rues des Rosiers et Paul Bert au cœur des Puces à proximité des deux tours désaffectées des « Boute-en-train ».
Une petite rumeur non vérifiée et non vérifiable qu’on avait un peu oubliée tant l’emplacement du local paraissait indéterminé. Sans compter qu’on imaginait mal, commercialement, ce type d’activité sans accès direct sur rue et… et surtout sans réelle autorisation.
On découvre ce 10 décembre, dans un article très complet sur une double page du journal Libération une « affaire » en réalité bien plus étonnante et surprenante par sa nature, son ampleur et ses protagonistes dans un bâtiment propriété de la Ville et « géré » par la Semiso.
Sont évoqués : six mois de travaux, un financement obscur, l’absence d’autorisations règlementaires, des pressions diverses, des élus très complaisants, un fonctionnaire juge et partie, une ouverture en juin (avec des visuels sur internet), des soirées « chaudes » (et des jeunes femmes peu « frileuses»), des interventions policières, une fête d’inauguration fin septembre. Un tout un peu louche pour un restaurant branché et perché au 2ème étage du bâtiment 5 rue Paul Bert. : A peine ouvert et déjà fermé !
Une drôle d’affaire de Pieds-nickelés. On attend avec impatience la suite…
Une chose est certaine : très peu d’élus de la majorité (même « élargie ») et a fortiori de l’opposition, ont été informés des tenants et aboutissants de ce dossier assez sulfureux.
On attend des explications claires et convaincantes
Eric PEREIRA-SILVA
Libération Mardi 10 décembre 2024 Par Eve Szftel (photos Denis Allard)
Club du « Sacré Spot » à Saint-Ouen un mauvais coktail pour Karim Bouamrane.
Une discothèque bling-bling avec bar à chicha et défilé de lingerie a ouvert dans un local appartenant à la ville de Seine-Saint-Denis. La justice s’intéresse à l’affaire, qui questionne la complicité d’employés de mairie et d’élus. Et embarrasse jusqu’au maire socialiste, pour qui l’un des gérants a fait activement campagne en 2020.
Dans le quartier des puces de Saint-Ouen, le Sacré Spot avait ouvert en juin, avant de fermer ses portes mi-novembre suite à l’interpellation de son gérant. Ici, le 29 novembre 2024. (Denis Allard/Libération)
par Eve Szeftel lundi 9 décembre à 16h03
Le samedi 16 novembre, la soirée bat son plein au Sacré Spot, un restaurant et bar à chicha implanté au cœur des puces de Saint-Ouen, en Seine-Saint-Denis, quand des policiers font irruption dans la salle, passent les menottes au gérant et l’embarquent, sous les yeux médusés des clients.
A première vue, l’affaire est banale : le propriétaire, Alioune G., 47 ans, a été interpellé pour une simple infraction à «la réglementation sur les ERP [Etablissement recevant du public, ndlr]» et l’absence de «détention d’une licence» l’autorisant à vendre de l’alcool, comme le détaille une source policière. Elle précise que «la garde à vue a été prise dans le cadre d’une enquête préliminaire menée avec le parquet pour déterminer l’existence de qualifications pénales. Le gérant a été libéré mais les investigations se poursuivent».
En réalité, l’affaire du Sacré Spot embarrasse jusqu’au maire de la ville, le socialiste Karim Bouamrane. Et jette une ombre sur le parcours étincelant de ce quinqua ambitieux, chouchou de la presse internationale qui voit en lui un Obama français, dont le nom circulait cet été pour Matignon et qui se verrait bien prendre la tête du Parti socialiste depuis qu’il a lancé à la rentrée son mouvement politique.
L’histoire débute il y a un an et demi, quand Alioune G., un entrepreneur de Saint-Ouen qui s’est rangé après avoir fait de la prison pour trafic de stups, a l’idée d’ouvrir un resto branché, avec salon privatif pour fumer la chicha et soirées spectacles. Il a repéré l’endroit : un grand plateau vide au dernier étage d’une ancienne imprimerie transformée en hôtel d’activités, le Cap Saint-Ouen.
L’homme d’affaires décide de s’associer à deux amis, audoniens comme lui, Samer F. et Ramzi I., 49 et 52 ans. Le trio ne doute pas que le succès sera au rendez-vous : bien qu’invisible depuis la rue, l’emplacement est idéal, au cœur des puces (5 millions de visiteurs par an), en lisière de Paris, à portée d’autoroute et de métro. Surtout, depuis sa terrasse, on aperçoit le Sacré-Cœur au loin, sur la butte Montmartre.
Un atout certain, bien que la vue immédiate soit moins glamour : les deux tours fantômes des Boute-en-Train, vidées de leurs habitants il y a trois ans et depuis gardées pour empêcher que les dealers ne s’y réinstallent.
Soutien de l’adjoint au commerce
La première étape pour ouvrir le lieu est d’obtenir un bail de la Semiso, la société d’économie mixte qui gère le patrimoine immobilier de la ville. Soit 6 500 logements sociaux, 150 locaux d’activités et le Cap Saint-Ouen, qui lui appartient aussi. Cette pépinière d’entreprises abrite des bureaux, des ateliers et a même accueilli des tournages de films, mais jamais encore un restaurant, pour des raisons de sécurité.
Les associés ne sont pas inquiets. D’abord parce que l’un d’eux a une carte maîtresse : Ramzi I., en effet, est employé municipal, et pas dans n’importe quel service. Selon nos informations, il travaille au sein de la Direction de l’architecture et des bâtiments de la ville de Saint-Ouen, où il est en charge – ça ne s’invente pas – des commissions de sécurité incendie et accessibilité, dont le feu vert conditionne l’ouverture d’un ERP, a fortiori s’il abrite un fumoir.
Outre qu’un fonctionnaire n’a pas le droit de cumuler une autre activité (à moins d’y avoir été autorisé par sa hiérarchie), cette fonction le place en situation de conflit d’intérêts puisqu’il pourrait se retrouver à autoriser l’ouverture… de son propre restaurant.
Mais ce n’est pas la seule raison de leur confiance dans la réussite du projet : ils savent pouvoir compter sur le soutien de Driss Naïch, l’adjoint au commerce, leur ami d’enfance. Et sur la bienveillance du maire, qui saura se souvenir, espèrent-ils, que Ramzi I. a fait activement campagne pour lui en 2020.
Comme pour tous les locaux appartenant à la ville, le dossier du Sacré Spot est soumis à la commission commerce, en mairie. Driss Naïch présente le projet, auquel le maire donne son accord de principe. Le dossier atterrit ensuite à la Semiso. Là, ça coince. La directrice de la gestion locative tente de convaincre Alioune G. de renoncer à son projet.
Elle lui explique qu’il lui faudra demander un changement de destination pour transformer ce local d’activités en ERP, ce qui implique de déposer une demande de permis de construire. Il lui faudra aussi solliciter l’autorisation du bailleur pour faire des travaux, une licence pour vendre de l’alcool et, enfin, un visa d’ouverture en bonne et due forme, sachant que le toit-terrasse du Cap Saint-Ouen, par exemple, pourrait ne pas supporter le poids des clients s’y aventurant.
«Il m’a dit : “Ne vous inquiétez pas, Driss Naïch gère”», raconte-t-elle à Libération. La directrice n’a pas le choix que de rédiger le bail, puisque la mairie a validé le projet mais, pour se couvrir et couvrir la Semiso, la juriste prend soin d’y intégrer des conditions suspensives, et un long préambule rappelant à Alioune G. toutes les autorisations qu’il s’engage à fournir. Faute de quoi, est-il écrit, le bail sera caduc.
Cocktails à gogo, cracheur de feu et défilé de lingerie sexy
Ce sésame en poche, les associés créent une SARL, dotée d’un capital de 1 200 euros. Ramzi I. figure bien comme co-actionnaire de la société, constituée le 24 octobre 2023, mais c’est Alioune G. qui est nommé gérant. Après six mois de travaux, le Sacré Spot ouvre ses portes en juin. Mais en catimini, et pour cause : si les associés ont bien fait la démarche de déposer leur dossier en mairie, ils n’ont encore reçu aucune des autorisations nécessaires, et ont donc ouvert en toute impunité.
Le Sacré Spot, à Saint-Ouen, offre une vue à la fois sur la butte Montmartre et sur les tours des Boute-en-Train. Le 29 novembre 2024. (Denis Allard/Libération)
Les premiers retours sont excellents, comme en témoignent les avis laissés sur la page Google du Sacré Spot. Dans le même ton que le site internet, qui vante une «expérience bistronomique unique au nord de la capitale», le magazine professionnel Zepros se charge de leur promo, en révélant que «les deux associés» – où est passé le troisième ? – ont débauché «un pro des fourneaux», le chef Idrissa Nieny, élève de Cyril Lignac, ainsi qu’un directeur artistique pour l’événementiel.
Sur Facebook, un clip promotionnel en met plein la vue, avec cocktails à gogo, cracheur de feu et défilé de lingerie sexy. «Virgin Pussy» ou «Chérie, laisse-moi dormir» : l’intitulé des cocktails et les photos circulant sur les réseaux montrant des mannequins en robe moulante ou en string détonnent quelque peu pour un local municipal. Mais les gérants sont sereins : vu les soutiens dont ils bénéficient à la municipalité, obtenir le «go» des services de l’urbanisme ne sera qu’une formalité.
Sauf que rien ne se passe comme prévu. Les associés tombent sur un os, en la personne de Dominique Ferré, la directrice de l’urbanisme, détachée au sein de Plaine commune, l’intercommunalité dont Saint-Ouen fait partie. Une réputation de «grande pro», qui place le respect de la loi au-dessus de tout. «Quand le dossier est arrivé, Dominique Ferré a décidé de l’envoyer en préfecture, pour avoir leur avis», raconte un bon connaisseur de l’affaire.
En effet, la responsable tique sur la configuration des lieux, auxquels on accède par un monte-charge, note la présence d’une terrasse, potentiellement à risque, d’un seul escalier de secours…
Les associés ont-ils demandé à Driss Naïch d’intervenir pour débloquer la situation ? En juillet, Dominique Ferré est convoquée par Nadya Soltani, l’élue au logement, qui a succédé en février à Karim Bouamrane à la présidence de la Semiso.
Présent, l’élu au commerce tente de lui forcer la main. «Il était très énervé, il a commencé à la menacer. Elle était très secouée en sortant», ajoute la même source. Contactée, Dominique Ferré n’a pas donné suite, pas plus que Nadya Soltani. Driss Naïch, quant à lui, nie toute violence, évoquant un simple «désaccord». D’après nos informations, l’élu écologiste n’en est pas à son premier coup de pression : il est visé par une plainte pour harcèlement contre une ancienne cadre de la collectivité, en cours d’instruction selon le parquet de Bobigny.
Des élus invités à la soirée d’inauguration
Le 10 septembre, la commission de sécurité de la préfecture rend un avis «défavorable» à l’ouverture. Mais les associés décident de maintenir la fête d’inauguration, qui a lieu le 26 septembre. Malgré le caractère sulfureux du night-club, des élus s’y rendent. Enchantée de sa soirée, l’adjointe à la démocratie locale lui attribue même un 5/5 sur Google, applaudissant son «entrée insolite “à la berlinoise”», son «ambiance 100 % good vibes», sans parler de sa «cuisine savoureuse et une vue, OMG !!!». Mais sur «Saint-Ouen Politique», un groupe Facebook privé rassemblant 5 000 Audoniens, ça commence à jaser. Certains raillent les «chaudes soirées entre influenceurs et gens peu fréquentables, le tout sponsorisé par la Semiso et la ville de Saint-Ouen», dans un style évoquant «Dubaï».
Depuis la descente musclée de la police, le Sacré Spot n’a pas rouvert. Au grand dam de ses associés. «On y a mis tout notre cœur et nos économies, je ne sais pas pourquoi on nous maltraite comme ça, je suis dégoûté, lâche Ramzi I. à Libé.
On est des anciens qui veulent faire autre chose de leur vie, je vois pas où est le mal.» L’employé municipal assume n’avoir pas déposé de demande d’autorisation de cumul, jugeant la démarche inutile dès lors qu’il n’était qu’actionnaire, et non gérant, de la société. De même, il récuse tout conflit d’intérêts avec ses fonctions de responsable des commissions de sécurité, puisque le restaurant, selon lui, était trop petit pour nécessiter un tel examen de passage.
Sur le fond, cet agent de catégorie C, le plus bas échelon dans la fonction publique, explique avoir monté cette affaire avec l’idée de démissionner de son emploi si le resto marchait. Toujours au smic alors qu’il travaille depuis 2008 dans la collectivité, il dit en vouloir au maire de ne pas l’avoir fait monter en grade, alors qu’il s’est «impliqué à fond» dans sa campagne en 2020. «J’ai été dans les quartiers le soir, vu que lui, il ne pouvait pas y aller. Pour ça, on sait m’appeler…» rumine le quinqua, dont la femme figurait sur la liste du candidat PS Réinventons Saint-Ouen aux dernières municipales.
Ouvert en juin, le Sacré Spot ne détenait pas la licence nécessaire à la vente d’alcool. (Denis Allard/Libération)
Du côté du maire, on réfute toute complaisance dans cette affaire. «Le dossier nous a été présenté en commission commerce comme un karaoké, donc la ville a dit “OK pour un karaoké”», explique Anaïs Bouhloul, la directrice de cabinet de Bouamrane, affirmant ignorer qu’un agent de la ville était impliqué, n’ayant eu affaire qu’à Alioune G.. Et, bien qu’une photo, prise pendant la campagne, immortalise Ramzi I. et Karim Bouamrane bras dessus bras dessous et tout sourire face à l’objectif, la communicante nie toute proximité entre eux.
«Karim a grandi à Saint-Ouen, donc il connaît tout le monde. Et c’est justement pour cette raison que, dès le début du mandat, il a mis en place un cadre déontologique très strict», dit-elle, citant l’embauche d’une déontologue ou la formation des 1 300 agents à l’urbanisme et la prévention des conflits d’intérêts.
Sauver le Sacré Spot à tout prix
Logiquement, cette fermeté affichée quant au respect des règles devrait sonner le glas du Sacré Spot. Pourtant, Ramzi I. n’a fait l’objet d’aucune mesure disciplinaire et, lors d’une réunion en mairie le 19 novembre, le gérant et son architecte se sont vu proposer de soumettre un nouveau dossier. Pourquoi vouloir à tout prix sauver le Sacré Spot, alors qu’à l’évidence, ce business sent le soufre ? «Le maire n’aurait jamais dû pactiser avec ces gens-là pour gagner la ville. Car avec eux, les comptes ne sont jamais soldés», estime une source proche du dossier.
De vieilles rancœurs qui risquent de s’inviter dans la campagne pour les municipales de 2026, sur fond de rivalité avec Driss Naïch, qui a commencé à faire sécession en constituant un groupe écologiste autonome.
En attendant de replonger dans la tambouille municipale, Karim Bouamrane, 51 ans, se verra remettre le 19 décembre les insignes de la Légion d’honneur des mains de Claude Bartolone, l’ancien taulier du Conseil départemental de la Seine-Saint-Denis. Celui qui a grandi dans l’une des cités HLM de la ville a tenu à ce que la cérémonie ait lieu à Saint-Ouen, plutôt que sous les ors de l’Assemblée nationale. Chez lui, dans cette ville où tout le monde connaît «Karim» et que «Karim» connaît mieux que personne.
[1] Bar à chicha (Wilkipedia) un bar où les clients peuvent fumer le narguilé…
[2] Locaux de l’ex imprimerie Chaix rachetée par la ville au début des années 80 et transformée pour accueillir des PME diverses.
“Le maire n’aurait jamais dû pactiser avec ces gens-là pour gagner la ville. Car avec eux, les comptes ne sont jamais soldés”.
Bravo à la journaliste Eve Szeftel pour son travail d’enquête sur la complicité d’élus et d’employés municipaux, dans l’ouverture de la discothèque “Sacré Spot”, dans un local appartenant à la ville de Saint-Ouen.
Bravo au journal Libération d’avoir publié cette enquête.
Bravo à la Directrice de l’Urbanisme de la ville de Saint-Ouen Dominique Ferré d’avoir transféré la demande d’ouverture du “Sacré Spot” à la préfecture de Seine-Saint-Denis.
Bravo à la Commission de Sécurité de la Préfecture de Seine-Saint-Denis pour son travail.
Bravo à la Police Nationale pour son enquête préliminaire, et pour son intervention du 16 novembre 2024, en application de la réglementation sur les Établissements Recevant du Public.
Honte à Karim Bouamrane d’avoir fait n’importe quoi pour se faire élire maire le 4 juillet 2020.